Sylvain Coiplet

Faut-il faire confiance au langage?

Toute tentative de réflexion et de communication passe par le langage, pensées et messages étant nécessairement confiés à une des multiples formes qu'il a pu prendre au cours de l'évolution humaine.

Si cette confiance est légitime, on ne peut en (faire) douter sans encore recourir à ses services, ce qui semble devoir interdire toute réponse un tant soit peu "objective" à la question d'une justification, autre que la nécessité pratique, de cette confiance dans le language.

Et si justement la réponse était là, dans ce fait que langage et être humain sont indissociables?

Tétralogue

Homme
Depuis des années nous répandons par le monde la bonne nouvelle, aujourd'hui je doute du langage, il n'est que mots, pas à la hauteur de l'évènement. Mais c'est que je ne trouve mes mots ... vous comprenez?

Lion
En effet, Matthieu, que tu peines à t'exprimer! Ne t'en prends qu'à toi, non à l'outil. Par lui, tu possèdes tout penser et sentiment dans le concept, tout être et objet dans le nom, ceci pour toi, mais pour les autres aussi, toujours par le langage. Affaire d'effort. Le vrai problème est chez les bilingues.

Boeuf
Par Babel, je veux bien t'en croire Marc, tout ce latin qu'il me faut dire pour être entendu à Rome finit par envahir mon for intérieur, qui s'aligne, raison santé.

Lion
Et tu en oublies l'hébreu, Luc. Je parlais menteurs ... Maîtres du langage, ils peuvent, eux, en tenir deux, l'intérieur et l'extérieur. Alors qu'intérieur et extérieur trouvent dans le moineau un écho spécifique, mais fidèle: non compris du castor, il ne ment jamais au moineau. S'il y a langage dès que le mensonge est possible, faut-il encore lui faire confiance?

Boeuf
Ma foi, Marc, ton menteur se fie bien à lui et ne s'y fierait que plus, juriste, en t'entendant: ne t'a-t'il pas fait confondre jusqu'au coupable avec son outil?

Lion
Juste, Luc. Sans toi, le dernier sophiste-enjoleur de Rome m'échappait: Marc. Pour les autres, la lutte fut longue, j'y ai vu que cette soi-disante force séductrice du langage se réduisait à nos faiblesses latentes, spirituelle et morale. Autrui a su, plus que nous, leur donner corps, les posséder. Le chef d'accusation tombe ...

Homme
En attendant, plus ça va et plus ce même autrui comprend "bonhomme Michelin" quand tu parles d'homme pneumatique ...

Aigle
Ça en devient inquiètant. Les codes animaux sont spécifiques, mais les langues isolent de multiples communautés dans la seule espèce humaine. Le langage étant le devenir du code originel quand il cesse d'être imposé par l'instinct, la prolifération des langues, entrave à la communication, tient autant à sa nature que cette complexification du message, qui l'étend. Lâché par l'instinct, le langage multiplie les redites, ambiguités et ne peut imposer la signification des mots qui s'individualise au gré des facultés et préjugés de chaque homme. Alors la communication ... !

Lion
"De là cette haine que tant de gens sérieux ont du langage." (1)

Boeuf
S'il ne tient qu'à ça, ils n'ont qu'à compenser la tendance et s'accorder pour une seule langue bien faite, rigoureuse comme les mathématiques, où ils atteindraient ce fonds commun précis et arbitraire, cet idéal du langage. J'en rève ... lui serrer la vis un peu.

Aigle
Oui, tu rèves. Laisse là ton volapük, écoute ce langage qui toujours n'a été "tout uniment occupé que de soi-même", (1) mathématique que par les langues l'homme refuserait toujours plus. Avec "Commencement", abstrait, tu perds déjà l'objectivité sonore de "Berishit", avec "éclater" et "déployer", tu la conserves en partie. Raccroche-toi à ces restes, à l'étymologie, en poète atteint au seul fond commun possible, d'où tu communiques avec cette partie profonde et reniée de l'homme, qui reconnait l'objectivité sonore.

Boeuf
Mais l'art se fait de tout un langage, que ce soit à partir des formes, des couleurs, des sons non articulés, de tout ce que tu veux!

Aigle
Ce n'est pas là langage, tu t'empares par eux de l'être des choses, que tu révèles, par le langage, tu touches, à ton insu, à ce par quoi elles ont été crées, à leur être spirituel: le Verbe, qui s'est fait chair en l'homme, qui, tel Adam (Genèse II, 19), articule et nomme. Mais la pensée n'est plus en accord avec les mots.

Homme
Mais pourquoi cette chute du langage, les hommes lui faisaient confiance jusque pour donner une force de vie au nommé et maîtriser certaines forces divines? Pourquoi mystique et "atmosphère" ne trouvent-ils plus leurs mots, les vrais?

Aigle
Matthieu, ce n'est que par le langage que l'homme pouvait condenser la pensée, faisant du mot un instrument de connaissance. Seul le langage pouvait s'intellectualiser pour pensée la matière, et "s'utilitariser" pour vivre la matière exclusivement. Il suffisait de dépouiller la parole du rythme musical. Autrefois un seul mot les liait, équivalent du "mantra" au son juste du Bouddha.

Lion
C'est à désespérer ton affaire, il faudrait choisir entre pensée et l'objectivité du son!

Aigle
Le choix n'est pas là. "Grandeur des poètes de saisir fortement avec leurs mots ce qu'ils ne font qu'entrevoir faiblement dans leur esprit", (2) à partir du rythme. La pensée est un acquis, plus puissant instrument de connaissance qu'il ne semble, le mot s'offre à lui faire dépasser la seule intelligence du terrestre, du physique: il n'est pas question de s'y perdre comme pensée. Et pour cela, c'est une tout autre confiance qu'il faut nourrir envers le langage, confiance au guide, non à l'esclave.

Lion
Tu sais, ici, il n'y a plus la contrainte matérielle pour vaincre l'orgueil. L'homme ne se fiera pas de lui-même au langage.

Aigle
Ici, il est libre. La confiance s'y fait un devoir moral et il est seul juge de le reconnaître ou non. Toute l'évolution n'aurait servi de rien s'il subsistait la moindre contrainte. L'espoir est donc permis.

Sylvain Coiplet, 1985

 


(1) "Monologue" (fragment 194 de 1789) de Novalis: un tétralogue est monologue
(2) Paul Valéry


tetralogue

Epilogue

Question 1: Faut-il faire confiance au langage?

Le prof de philo attendait de moi une dissertation. J'ai travaillé deux semaines dessus. Mais le matin où je devais la rendre, j'en étais encore à l'introduction. Dans les yeux, les restes d'un rêve - les quatre évangélistes de Dürer complotant dans la nuit. Alors le reste de la dissertation s'est transformé en tétralogue, une sorte de profession de foi à quatre voix où la liberté a le dernier mot.

Le prof n'a pas compris pourquoi je mettais les quatre évangélistes "dans le coup", n'a pas pu s'empècher de me rappeler que ce n'était "pas conforme aux règles du jour de l'examen" et que je le savais. Mais il n'a pas su bouder son plaisir. Et j'ai - vingt ans après - encore le mien à relire ce texte.

Sylvain Coiplet, 2006

 
 

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